« Je souhaite que tu observes cette maman, son comportement est bizarre. Elle évite de porter son bébé dans les bras, et le pose rapidement au tapis. »
Ali
Je suis assise sur un tapis, jambes étendues. La maman pénètre dans la salle de jeu, son bébé maintenu verticalement contre elle, visage tourné vers l’extérieur. Elle ne dépasse pas un mètre quarante cinq, ce qui fait paraître son fils immense.
Les présentations faites, la maman s’approche du mur perpendiculaire à celui contre lequel je suis appuyée. Elle plaque son dos contre la paroi, croise les jambes et plie progressivement ses genoux jusqu’à s’asseoir en tailleur. Je souris, fascinée par la maîtrise et la douceur de ses gestes. Son fils, sans avoir esquissé le moindre mouvement, se retrouve également assis.
« Il a six mois. » m’apprend-elle plus tard. Je hausse les sourcils involontairement (je le croyais âgé de dix mois) et souris à Ali qui ouvre une bouche toute ronde. Il se cambre en arrière, mains repliées au dessus de sa tête. Sa mère décroise les jambes tout en continuant de me parler. Le siège de l’enfant touche le sol. La main adulte, posée sur la poitrine d’Ali pour le maintenir assis, s’éloigne de l’axe initial, faisant pencher le bébé latéralement. Le bassin accompagne le mouvement du torse et libère les membres inférieurs de l’enfant qui ne maîtrise pas naturellement la position assise. La jambe droite glisse sous la gauche ; Ali se retrouve sur le ventre, la poitrine en appui sur la cuisse droite de sa mère. Ses mains touchent le sol sans les désagréments de supporter le poids du haut du corps. La maman saisit un hochet qu’elle rapproche d’elle, laissant le soin à son fils de s’en saisir seul.
Un regard bienveillant
« Il arrive souvent que lorsque nous pensons faire une expérience sur les autres, nous en faisons une sur nous-mêmes. » – Oscar Wilde [1]
Une légère pression sur mon poignet détourne mon attention vers Clémentine, cinq mois, qui exerce ses doigts sur ma peau. Ali et sa maman ont été rejoints par ma collègue Zahra, auxiliaire de puériculture. Ma pensée se brouille tout doucement, polluée par un mot : bizarre.
Deux souvenirs surgissent de mon passé professionnel. Le premier dessine les contours d’un vieil homme barbu, psychanalyste de son état. Un jour que je lui rapportais le propos de chaque maternante[2] au sujet d’un enfant, il me mit en garde sur la verbalisation d’un jugement négatif et le pouvoir insoupçonné des mots sur chaque individu qui les encrera dans la réalité. Le second souvenir se situe également au sein d’une pouponnière et concerne cette fois-ci une éducatrice de jeunes enfants : Carmen. L’observer, c’était chaque jour apprendre. Carmen portait mieux que quiconque les enfants, mais sans forcément les tenir dans ses bras. Son portage consistait en un toucher délicat et un bain de paroles toujours justes et mesurées. Lors d’une sortie dans un parc, un enfant placé sous sa vigilance se mit à courir en direction de la route. Souhaitant le rattraper pour venir en aide à ma collègue, je me levai prestement du bac à sable. Carmen m’en dissuada et, tout en accélérant le pas, parla à l’enfant d’un ton calme mais ferme. Celui-ci stoppa, puis revint vers elle sans qu’elle eut besoin de courir. A compter ce jour, je cessai de considérer la poliomyélite de Carmen comme pouvant l’handicaper.
» Respecter autrui, c’est le considérer comme une partie de soi, ce qui correspond à une évidence si l’on accepte la définition : « Je suis les liens que je tisse avec d’autres. » « – Albert Jacquard[3]
Je redresse mon visage vers cette mère et son enfant, et cesse de rechercher dans leur attitude la définition du mot bizarre. Tandis que Zahra et la maman conversent, un autre dialogue, tonique[4]cette fois, perdure entre Ali et sa maman :
Ali agrippe le hochet de la main droite, la soulève jusqu’au niveau de sa tempe droite. Son corps tout entier pivote sur la gauche ; mouvement facilité par la pente légère que procure le membre adulte sur laquelle il est appuyé. Sa jambe droite se plie. Le dos, tout d’abord cambré, s’arrondi tandis que l’enfant se trouve positionné sur le côté. Sans regarder son fils, la maman pose une main, paume vers l’extérieur, au niveau de sa cheville droite, à l’endroit précis où la nuque de son bébé reposera lorsqu’il aura fini son retournement ventre-dos. La mère profite de soutenir la tête de son enfant pour libérer son propre pied, puis elle descend sa main jusqu’à toucher le sol et l’enlève facilement grâce au creux naturel de la nuque de son bébé. Ali repose désormais sur le dos, les mains regroupées autour du hochet qu’il secoue. Profitant qu’il joue seul non loin de sa maman, je me concentre sur le discours de celle-ci.
» En effet, quand vient le temps des sentiments, de la parole et des souvenirs, ceux-ci s’écrivent en lettres grasses sur le parchemin de la vie, recouvrant la délicate trame primordiale des émotions, comme un palimpseste. » Daniel Rousseau[5]
Au fur et à mesure qu’elle décrit la manière dont son enfant exprime ses besoins, elle manifeste celui de remonter le fil de l’histoire qui les relie. Zahra écoute la maman, soutenant son regard et acquiesçant parfois pour maintenir le lien ; elle intervient rarement, sauf pour affiner une question au sujet des habitudes de vie d’Ali.
Un individu vient au monde avec une histoire, bâtie au fil des générations qui l’ont précédé. Elle se compose du patrimoine génétique, « l’inné » – transmis à cinquante pourcent par sa mère, cinquante pourcent par son père, qui caractérisera physiquement la personne (taille, couleur des téguments, texture de cheveux, forme du visage, groupe sanguin…) – et s’inscrit dans l’environnement, « l’acquis ».[6]
S’inscrire dans l’environnement, ce n’est pas le subir, mais le conquérir. Ainsi, par le simple fait de sa venue au monde, Ali transforme la microsociété gravitant autour de lui : un jeune couple devient ses parents[7], leur fille unique se transforme en grande sœur.
D.W. Winnicott explique que, dans une famille telle que celle décrite ici, nous ne voyons pas un couple et ses deux enfants mais deux couples avec deux enfants. En effet, quelque soit le nombre d’individus qui composeront leur foyer, ils renouvelleront à chaque fois l’expérience d’être de nouveaux parents et chacun de leurs enfants auront affaire à un père et une mère différents. Il ajoute que le nouveau-né a « des idées à lui presque dès le début et apporte avec lui sa propre vision du monde et un besoin de contrôler son petit morceau du monde. »[8]
L’expérience de la parentalité peut rapprocher le couple. Cette complicité et le partage des soins sensibilisent leur nourrisson aux relations humaines.[9] Le père redéfinit chaque jour le lien qui l’unit à son bébé. Il fait tiers, élargit le champs social de l’enfant. La vigueur de la personnalité[10] du papa, sa manière plus enthousiaste ou au contraire empruntée de venir à la rencontre de son bébé permet à celui-ci de le différencier des autres membres de la famille ou du voisinage. Ainsi à deux semaines, le nourrisson reconnaît et différencie la voix de son père. Vers un mois il est capable de distinguer chacun de ses parents d’une personne étrangère.[11]
Un dialogue tonique
Le petit monde d’Ali s’étoffe et s’élargit au fil des rencontres et des découvertes. Riche d’émotions, d’attitudes, de regards, de langage, il se spécifie par le patronyme, la culture, la langue, l’histoire ou la religion que souhaite lui transmettre sa famille ; capital culturel[12] qui continuera de fructifier et de se spécifier tout au long de sa vie, voire au-delà, s’il devient à son tour parent et noue un contrat narcissique[13] avec sa propre descendance. Celle-ci, à son tour s’inscrira dans la communauté humaine.[14]
Cette communauté de partage s’élabore physiologiquement dans le ventre de la mère.
Ali a très tôt été entouré : tout d’abord du liquide amniotique, qui le protège du milieu extérieur et amenuise les mouvements du corps de sa maman, créant un léger bercement. Liquide lui-même contenu au sein du placenta, organe unique qui fait lien entre le fœtus et la paroi utérine de la mère. Cette poche nait et grandit pour protéger et s’adapter au développement de l’embryon. Elle est perméable au monde extérieur, qui parvient à Ali au travers les échanges sanguins, alimentaires, sonores, ou tactiles.
Les sons peuvent s’associer au toucher : les pressions de la main sur le ventre maternel sont perçues différemment par le fœtus selon qui les exerce. Ce toucher, ces caresses permettent de soutenir les paroles adressées à l’enfant, qu’elle parviennent de la mère ou du père. Elles peuvent également répondent aux sollicitations spontanées du fœtus, co-auteur de ces échanges relationnels.
Il percevra les sons internes du corps de sa mère, tel que les battements du cœur ou le son de sa voix qui se répercutera en lui. Quant aux voix du père ou de la fratrie, également identifiables, elles possèdent la capacité de se mouvoir dans l’espace, contrairement à celle de la maman, fixe et enveloppante.
D’un milieu amniotique – comparable à l’apesanteur, en ce sens que la densité du liquide est identique à celle du fœtus et lui permet de flotter sans subir les effets de la gravité[15] – le nouveau-né va passer à un milieu aérien au moment de l’accouchement, et subir l’attraction terrestre.
Va alors se construire la verticalité, permettant de lutter contre l’écrasement gravitationnel. Qui dit construire suppose des instruments. Cela tombe bien, le nourrisson les possède en lui, et il vont se perfectionner au fur et à mesure que l’édifice (le corps) s’élèvera, se complexifiera (dans la combinaison toujours plus recherchée de mouvements) et diminuera sa surface d’appui afin d’adopter la station debout.
Quels sont ces instruments ? Ils sont au nombre de trois et sont indissociables :
Le premier est comparable à un niveau à bulle, qui tenterait de maintenir la poche d’air bien au centre de la règle chaque fois que le corps de l’enfant se meut ; fragile recherche d’équilibre dans un corps en déséquilibre. Il s’agit des signaux vestibulaires, situés dans l’oreille interne ; d’où cette difficulté pour certains enfants de conserver une position allongée ou de s’ériger dans la verticalité lorsqu’ils souffrent d’une otite.
Le second, subtil, agit comme un sonar, qui progressivement permet à l’enfant de prendre conscience de ses organes et des membres qu’il ne peut situer visuellement. Ainsi ressent-il le positionnement de son cœur lorsqu’il bat plus vite, les parois de sa gorge lorsque s’y écoule le lait, le pourtour de ses lèvres et de la bouche sur lesquels appuie sa langue, la contraction de ses intestins, l’abduction d’un muscle… Cette sensibilité profonde, autrement appelée proprioception, permet à chaque individu de se situer dans l’espace et de s’y mouvoir aisément.
Le dernier outil s’apparente à une combinaison ultrasophistiquée, munie de capteurs sensoriels, renouvelée quotidiennement et réparable. Grâce aux terminaisons nerveuses, elle reconnait et protège du chaud, du froid, des chutes, des coups. Ces sensations, dites tactiles, permettent aux membres de prendre appui avec assurance.[16] Elles indiquent à l’enfant quelle surface du corps est en contact avec le sol, une paroi, un objet. Situées dans la main, elles sont plus fiables que la vue, qui peut se laisser piéger quant à la texture, au poids, aux caractéristiques d’un matériau.
» Or, l’enfant a manifesté l’existence d’une période sensible très développée, en rapport avec les positions du corps, bien avant qu’il puisse se mouvoir librement et, par conséquent, faire des expériences. – Maria Montessori[17]
Cette conscience de son corps, le nourrisson l’acquiert… ou plutôt la poursuit au contact de sa mère. D.W. Winnicott place la qualité de portage – physique, psychologique et affective – et de manipulation, au dessus de l’allaitement au sein.[18] Ceci pour expliquer que l’importance d’un soin ne se résume pas à sa finalité, mais englobe toutes les émotions, les interactions, les regards, le toucher, les caresses, les paroles…
» Ce que peuvent faire les parents aura toujours moins d’importance que l’ambiance affective qui entoure leur action. » – T.Berry Brazelton[19]
D’un portage contenant, son bébé lové contre la poitrine, la maman d’Ali a rapidement dû adapter sa posture et ses gestes au développement staturo-pondéral et psychomoteur de son fils. Sans cesser de le porter, un travail différent s’est profilé : notamment au sol. Les appuis sur les surfaces fermes, la manière dont la maman permet à son fils de jouer sur son propre corps et d’expérimenter les positions de déséquilibre tout en veillant à sa sécurité démontre une relation solide mais ouverte vers l’extérieur, permettant à l’enfant de créer ses propres expériences.[20]
« Puis-je lui donner son biberon au tapis ? Dans votre fauteuil, je n’y arrive pas. »
« Oui. Vous voulez que je le mette à chauffer ? »
« Je veux bien, merci. Cela ne va pas vous causer du tort que je le donne par terre ? » Zahra scrute mon visage en haussant les sourcils, mimique interrogative qui m’invite à répondre.[21] J’hoche subrepticement la tête et prend la parole.
« Non Madame, pendant la période d’adaptation, nous privilégions le cadre à l’environnement. Vous souhaitez donnez le biberon au tapis, nous respectons ce choix. »
Victor
Le cadre, c’est l’espace des bras et la manière dont la mère va donner le biberon ou le sein. Peu importe le lieu, que ce soit à la maison, chez des amis, dans le métro, du moment que le bébé retrouve dans son attitude, son regard et ses mots le confort auquel elle l’a habitué lorsqu’elle le nourrit.
Une observation, faite auprès d’une maman, me permet de décrire cette osmose qui se créé autour d’un soin et efface le décor qui les environne :
Bien qu’âgé de quatre mois et demi, cela fait déjà trois semaines que Victor fréquente la crèche. Sa mère pénètre dans la section en milieu de matinée, essoufflée. Victor pleure dans ses bras. Je les salue d’un bonjour. Elle déshabille rapidement son fils et me rejoint au niveau du meuble sur lequel je suis accoudée pour écrire. Tandis qu’elle sort les poches plastifiées remplies de lait maternel et deux biberons vides de son sac, j’adresse un signe discret à ma collègue Chantal, assise sur le tapis destiné à l’accueil des familles.
« Je suis désolée, nous sommes en retard. Il y a eu un accident sur la route. »
« Je suis au courant, d’autres parents ont rencontré la même difficulté. Comment va Victor ? » Son fils continue de pleurer, bercé en position ventrale sur son avant-bras.
Il a pris sa dernière tétée à cinq heures du matin. Je pense qu’il a faim. »
« Est-ce que vous souhaitez lui donner le sein ? » Les pleurs de Victor s’intensifient.
« J’aurai bien aimé mais j’ai déjà quarante minutes de retard et… » Ses yeux s’inondent de larmes. Je lui apporte un mouchoir et baisse mon regard vers les poches de recueil de lait. Leur quantité ne suffira pas à couvrir la journée.
« Vous n’allez pas partir dans cet état. Ce n’est bon ni pour vous, ni pour Victor, ni pour moi. Vous allez donner le sein à votre fils et moi, je m’occupe d’avertir votre cadre. Il préfèrera vous savoir en retard qu’absente. » Je décroche le combiné.
Tandis que j’avertis son cadre, la maman cesse progressivement de pleurer, place le pied droit de Victor au creux de sa main gauche, vient chercher l’autre pied et remonte les jambes de son enfant jusqu’à leur faire adopter une position fœtale. Son autre main repose sur la nuque du bébé.
L’environnement
Je raccroche et transmet à la maman qu’elle dispose d’une vingtaine de minutes.
« Je vous accompagne à l’atelier ? » La maman sourit et me suit dans le couloir.
« Je vous en prie. » dis-je en ouvrant la porte.
« Merci. » La maman pénètre dans l’atelier. J’essaie de créer un environnement[22] propice à la situation : je tamise la lumière, rabat légèrement la fenêtre et retourne la pancarte indiquant que le lieu est occupé. Je fais pivoter le fauteuil, de manière à protéger la maman des regards indiscrets. Celle-ci berce tendrement son nourrisson au creux de ses bras, tout en chantonnant un air qu’eux seuls connaissent. Elle se promène dans la pièce et le regarde. Tout en suçotant un petit carré de son lange bleu, il la fixe.
Un gargouillis le fait tressaillir, et lâcher le tissu qui, plus tard, fera peut-être la transition entre lui et sa mère absente, entre son monde intérieur et la réalité extérieure, entre l’illusion du sein et la frustration de ne pas avoir présente auprès de lui sa mère pour le lui présenter.[23] La jeune maman le laisse s’étirer et pousser quelques cris. Elle l’observe tout en continuant le bercement. Il plisse les yeux, se cambre en arrière, puis se met à téter vigoureusement son poing. Un filet d’air frais vient alors caresser ses cheveux. Victor lève les yeux vers le carré de lumière d’où provient la brise. Il perçoit une masse verte remuer dans un froissement. Il fronce les yeux, curieux de cette rencontre fortuite avec la nature qui jusque-là s’était tenue à l’écart. Seulement voilà, le vent, les branches d’arbre qui s’agitent devant la façade de la crèche font partie de ce nouvel environnement, du monde qui l’entoure et qui a décidé de le surprendre.[24]
La mère – aussi bien que le père – est la seule à permettre cette lente découverte du monde extérieur.[25] L’attention qu’elle porte à son enfant, au sein de l’espace confiné de l’atelier, où eux deux partagent un morceau à part du monde, est la poursuite d’un travail minutieux et long, visant à ne pas le troubler dans sa découverte progressive des personnes et des lieux qui l’environnent. Ainsi permet-elle la capacité grandissante de son enfant à jouir du monde.[26]
« A partir de ce qui se passe au début, nous pouvons voir ce qui ne cessera de se passer plus tard. » – D.W. Winnicott[27]
Je mesure ici l’importance des personnes qui gravitent autour de l’enfant et qui, à petites doses, lui donnent accès au monde qui l’entoure. Ce monde, mes collègues et moi en faisons désormais partie et nous mesurons chaque jour l’influence que nous produisons : une manière trop insistante de regarder une maman peut modifier son comportement, même si elle semble sûre de son geste et qu’elle l’a répété des centaines ou des milliers de fois. L’effet que peuvent avoir nos paroles sur elle ou son enfant sont autant de preuves qu’il est nécessaire de rester en retrait de la relation qui les lie.
« Le plus complexe ne peut se développer qu’à partir du plus simple. » – D.W. Winnicott [28]
La jeune mère a déboutonné son chemisier à la va-vite tandis que son fils pousse des cris et s’étire dans ses bras. Son bercement n’a plus l’effet apaisant du début mais permet à la jeune femme de rester calme, le temps de préparer le cadre[29]dans lequel, comme l’explique D.W. Winnicott, la tétée pourra avoir lieu. Il suffit de décrire tout simplement ce qui suit pour en saisir le sens et l’importance.
Le cadre
Elle me dit vouloir laisser la porte entrouverte car les rares fois où elle s’est enfermée pour donner le sein, elle a été dérangée par une toquade ou une ouverture intempestive. Elle s’est vite aperçue qu’il était plus dérangeant qu’elle se détourne pour répondre que de laisser la porte entrouverte au visiteur. Dans la première situation son bébé lâchait le sein, pleurait et se consolait difficilement, dans la deuxième il lui suffisait, pudiquement, de rabattre le lange de son fils pour protéger son carré de peau de la nudité sans compromettre la tétée.
Elle s’assied sur le fauteuil, et croise automatiquement les jambes. Le siège de son bébé repose sur sa cuisse. Elle maintient et enveloppe le haut du corps de son enfant de son bras gauche. Sur ce dernier appuie la tête de son fils. Elle me demande le coussin jaune sur le rebord d’une étagère et le place sur l’accoudoir, pour pallier à un inconfort musculaire.
Victor s’agite et gémit, il salive et tourne sa tête tantôt à droite, tantôt à gauche. Sa mère bascule légèrement en avant et fait pivoter le corps du bébé vers elle. La menotte vient toucher la peau de sa maman. Je ne pousse pas plus loin mon observation, m’adresse une dernière fois à elle, l’invitant à nous déranger dans la section si besoin. Victor ne crie plus. Sa maman sourit, penchée sur lui. Le contact est fait. Je n’ose me répéter, de peur de les interrompre dans cet échange. M’a-elle entendue ?
Comme pour me rassurer, la maman redresse vers moi son visage souriant. Elle acquiesce silencieusement et détourne aussi sec son regard du mien pour le plonger dans celui de son enfant. Je m’efface discrètement, attendrie de l’ambiance particulière dont s’est revêtu le lieu.
Le cœur sur la main
Winnicott insiste sur l’importance du Holding (manière de soutenir l’enfant) et du Handling (manière de le manipuler avec des mains à la fois caressantes et fermes).[30] Si je devais transposer son propos dans la réalité de ce vétuste atelier, j’emploierais une autre de ses expressions :
« Les vrais soins d’un bébé ne peuvent provenir que du cœur. » – D.W. Winnicott[31]
Cette mère est-elle consciente, lorsqu’elle redresse légèrement son bébé contre son épaule, qu’il entend probablement les battements de son cœur ? Met-elle sa main en coupe sous les petons de son fils intentionnellement pour lui faire adopter une position fœtale ? Ces petits accordages sont leur secret et méritent de rester au stade de questions. Je vais donc m’intéresser à l’avis de spécialistes pour trouver des réponses.
Le psychologue Kenneth Kaye et le pédiatre T.B Brazelton ont étudié les pauses durant l’allaitement. Dans la moitié des cas la maman ne réagit pas, dans l’autre moitié elle parle à son enfant, le caresse, le change délicatement de position, le regarde tendrement. Il s’avère que les pauses où la mère ne réagit pas durent peu de temps. Par contre celles où elle entre en interaction avec son enfant durent plus longtemps et sont pour la plupart initiées par le bébé, qui les prolongerait pour provoquer des stimuli sociaux.[32] Ainsi Victor devient-il acteur de son développement psychique et affectif ! Il n’est plus tout à fait dans une dépendance absolue. Tout devient relatif !
« Le développement de la compétence dépend de la façon dont la répétition est organisée. »– Richard Sennett [33]
Le reflet spéculaire de l’enfant
Relativisons l’assurance et les gestes experts d’une maman, qui semblent coïncider à la seconde près aux exigences du nourrisson !
Durant les neuf premiers mois d’allaitement, une mère donne un millier de tétées. Durant trente neuf semaines elle adapte et modifie ses gestes de sorte qu’ils répondent aux besoins de son enfant.[34] Si on additionne ensemble l’environnement, le cadre, le dévouement constant de la maman et les sollicitations spontanées du bébé, on obtient la fusion.
Comme il y a fusion il est inutile de préciser que le bébé considère sa mère comme faisant partie de lui, Winnicott appelle cela l’identification primaire. Du coup cela semblera beaucoup moins incongru d’accepter l’idée que lorsque Victor regarde sa mère, il voit le reflet de lui-même. Ceci du fait qu’elle répond de manière appropriée aux stimuli de son enfant. « Elle est son premier miroir, sa première référence. »[35]
« A mesure que la compétence s’accroît, la nature de ce que l’on répète change. » – R. Sennett[36]
A mesure que les compétences de Victor s’accroissent, la nature des gestes répétés de sa maman change. L’instrument principal est le sein : présenté par la mère au bon moment, il permet à l’enfant l’illusion de l’avoir créé. Mais tout ne réside pas uniquement dans l’Object presenting. Le sein n’est pas le seul instrument émotionnel qu’ un enfant créé en lui.
Victor (qui en est au commencement de l’acquisition de ces nouvelles compétences) conçoit une mère, rien que ça ! Elle est en tout point identique à sa maman et aux bons soins que celle-ci a fourni heure après heure, jour après jour, nuit après nuit. Il peut désormais rêver de cette mère intériorisée et permettre à sa maman de récupérer et profiter d’un espace à elle.
« L’enfant commence vite à créer un monde intérieur personnel dans lequel des batailles sont perdues et gagnées, un monde dans lequel la magie règne. » – D.W. Winnicott[37]
Si une maman accepte que son enfant considère une partie de son corps comme un objet et qu’il imagine et intériorise une mère à son image, elle refuse de le laisser dans cette illusion. Elle sera donc l’instrument séparateur entre son sein (ou le biberon) et son enfant, mettant en place le sevrage.
Ce qui est extraordinaire dans le sevrage c’est qu’en le privant progressivement ou subitement du sein, une mère étend le champs d’expérience de son enfant. Le bon sein va devenir mauvais même si le cadre et l’environnement restent sécurisants. Au lieu de la bonne fée maternelle préoccupée par son bébé, le bébé va considérer un temps sa maman comme une sorcière. Un temps seulement, celui de la frustration et de la désillusion. Rapidement la sorcière va retrouver des traits humains, des qualités et une beauté que seule une maman, qui n’est plus non plus une magicienne, possède.
Tout comme une maman a répété des milliers de fois les mêmes gestes jusqu’à obtenir une synchronisation gestuelle entre ce que son bébé attendait, et ce qu’elle était en capacité de proposer, tout comme elle a su lui porter toute l’attention nécessaire, le professionnel ne doit pas être effrayé par la répétition des pratiques, des paroles, des invites, qui s’affineront, se dilueront et donneront naissance à un art délicat : celui d’apporter la fraicheur malgré les années, la curiosité malgré la répétition, le plaisir malgré les obligations, d’admirer la symbiose mère-enfant.
Tout comme un bébé apprend progressivement à être seul en présence de sa maman[38], parfois la meilleure façon d’agir est de se retirer juste au moment où il faut, lorsque notre présence n’est plus utile visuellement pour les familles.
Comment accueillir ce temps précieux ?
Le professionnel se doit de conserver une distance respectueuse dans cet émouvant spectacle, sans chercher à déchiffrer chaque petit secret : chacun ne montrera qu’une facette du diamant, c’est leur alchimie délicate qui révèlera la relation qui unit l’enfant à son parent.
En tant que professionnelle, j’ai plus souvent été spectatrice qu’instigatrice de la magie qui opérait entre l’enfant et son environnement. C’est cela que je veux retenir concernant mon futur professionnel : garder cette humilité précieuse, cette distance respectueuse et nécessaire à l’enfant et sa famille. Cette première partie du mémoire me permet non pas de montrer tout ce qu’un éducateur de jeunes enfant peut mettre en place pour favoriser l’accueil et l’accompagnement du jeune enfant, mais au contraire tout ce qui peut être évité, élagué, simplifié pour obtenir le même résultat. Le mieux n’est-il pas l’ennemi du bien ?
D.W. Winnicott l’a compris il y a bien longtemps concernant la dévotion des mamans pour leur enfant : ne pas être parfaites, ni négligentes, mais suffisamment bonnes. La magie du lien se créé même dans les petites imperfections. N’est-ce pas merveilleux ? Et ces petites imperfections, ces défauts de synchronisation vont permettre à l’enfant de se créer un monde à lui, calqué sur les soins dont il aura bénéficié par son entourage proche.
Ainsi suffit-il de remettre l’enfant au « milieu de la scène » pour se rendre compte que ses premiers interlocuteurs sont ses parents, sa fratrie sa famille. Ainsi je me rend compte qu’à ma place de spectatrice parfois amenée à monter sur scène, mon regard et mes paroles importent plus que mes actes. Ainsi l’ambiance (ou l’environnement) révèle-t-elle son importance et permet-elle aux professionnels d’agir dans la discrétion efficacement. Les parents découvrent très vite les difficultés d’une équipe. Cependant lorsque l’agencement est pensé, lorsque l’accueil est réfléchi, lorsque les propos sont mesurés et les gestes attentionnés, les familles n’ont pas conscience du travail d’équipe qui a été nécessaire tellement tout est fluide et naturel. Tout comme les soins qu’ils prodiguent à leur enfant, on croirait que l’organisation du lieu d’accueil agit comme par magie… la magie du lien.
MuB
[1] Page 34, Le portrait de Dorian Gray – Oscar Wilde – Editions numériques Bibebook –
Licence CC-BY-SA, Edition libre, œuvre du domaine public
[2] Terme spécifique d’une pouponnière de la région parisienne désignant toute personne prodiguant les soins quotidiens aux enfants accueillis au sein de cet établissement. Ce mot a l’avantage d’insister sur le rôle propre et l’expérience de chaque professionnel de la pouponnière, sans distinction de qualification.
[3] Page 17, Petite philosophie à l’usage des non-philosophes – Albert Jacquard – Editions Calmann-Lévy – La Flèche, 1997
[4] Page 15, Les effets de la gravité sur le développement du bébé – André Bullinger et l’ABSM – Editions Eres – Villematier, 2015
[5] Page 12, Le pouvoir des bébés – Daniel Rousseau – Max Milo éditions – Poessneck, 2013
[6] Page 33, Moi et les autres – Albert Jacquard – Editions du Seuil – Saint-Amand-Montrond, 2009
[7] Page 16, Indispensables séparations. Collectif L’Escabelle – Editions Eres, 2011
[8] Page 142, L’enfant et sa famille – D.W. Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2002
[9] Page 133, Ibidem
[10] Page 134, Ibidem
[11] Page 530, Points forts – T.Berry Brazelton – Editions Le livre de Poche, 1999
[12] Emplacement 1005, Dynamique des communications dans les groupes – Gilles Amado, André Guittet – Editions Armand Colin – Paris, 2009
[13] Emplacement 40145, Ibidem
[14] Emplacement 1005, Dynamique des communications dans les groupes – Gilles Amado, André Guittet – Editions Armand Colin – Paris, 2009
[15] Page 77-78, Les effets de la gravité sur le développement du bébé – André Bullinger et l’ASBM — Editions Eres – Villematier, 2015
[16] Page 78, Ibidem
[17] Page 51-52, L’enfant – Maria Montessori – Desclée de Brouwer Editions – Paris, 1992
[18] Page 46, Le bébé et sa mère – D.W. Winnicott – Editions Payot – Paris, 1992
[19] Page 14, Points forts – T.Berry Brazelton – Editions Le Livre de Poche – Paris, 1999
[20] Page 25-26 – Les effets de la gravité sur le développement du bébé – André Bullinger et l’ASBM — Editions Eres – Villematier, 2015
[21] Page 173, La mise en scène de la vie quotidienne – Erving Goffman – Les Editions de Minuit – Paris, 2013
[22] Page 30, L’enfant et sa famille – D.W. Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2002
Page 11, 20, 31, 80, 83, La mère suffisamment bonne – D.W Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2006
Page 45, 86, 120, 126, 127, Le bébé et sa mère – D.W Winnicott – Editions Payot, 1992
[23] Page 207, 208, 209, 210 L’enfant et sa famille -D.W. Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2002
[24] Page 38 Le bébé et sa mère – D.W Winnicott – Editions Payot 1992
[25] Page 57, 58, Le bébé et sa mère – D.W Winnicott – Editions Payot 1992
[26] Page 94, Page 39, L’enfant et sa famille – D.W. Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2002
[27] Page 117, Ibidem
[28] Page 39, Ibidem
[29] Page 66, Ibidem
[30] Page 13, La mère suffisamment bonne – D.W Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2006
[31] Page 150, L’enfant et sa famille – D.W. Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2002
[32] Page 74, Points forts – T.Berry Brazelton – Editions Le livre de Poche, 1999
[33] Page 56, Ce que sait la main – Richard Sennett – Editions Albin Michel, 2010
[34] Page 95, L’enfant et sa famille. Auteur : D.W. Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2002
[35] Page 29, Ibidem
[36] Page 56, Ce que sait la main. Auteur : Richard Sennett – Editions Albin Michel, 2010
[37] Page 167, L’enfant et sa famille – D.W. Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2002
[38] Page 83, La mère suffisamment bonne – D.W. Winnicott – Editions Payot et Rivage, 2006